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Vent de folie : cinquième partie

Episode 23

Malgré le bruit incessant des obus qui tombaient en masse sur le « Haricot », Lucas était pensif, il arrivait à oublier les feux croisés des Anglais et des Français tentant une nouvelle fois de réduire en cendres les batteries ennemies protégées par une épaisse couche de roche. La poussière rendait l’air irrespirable, la chaleur n’arrangeait rien à l’affaire. L’eau épaisse avec un goût de mélasse, n’apaisait pas la soif. Rien n’apaisait la soif. La soif faisait partie intégrante du décor, on vivait avec, on mourait avec. Le capitaine consulta encore une fois sa montre, puis se courba, entrant la tête dans les épaules, comme pour encaisser le choc de la déflagration qui n’eut pas lieu. C’était devenu un réflexe, on baissait la tête, on contractait tout le corps au cas où. Mais pour l’instant, les Turcs patientaient, eux aussi, ils encaissaient.

Lucas repassa la journée d’hier dans sa tête, le défilé, le garde-à-vous, la montée des couleurs, la Marseillaise et la remise de la médaille pour fait d’armes. Ce qu’il voyait, c’était un autre, une personne qui lui ressemblait, il n’arrivait pas à croire qu’il avait été le héros principal de cette mascarade. Qu’avait-il fait sinon voulu se prouver que la mort n’était pas pour lui. Etait-ce seulement pour sauver son ami ? Il n’était plus sûr de rien. La malédiction des Maurepas, et si c’était des racontars. Est-ce que son grand frère croyait seulement à ces bêtises ? Jamais il n’avait accepté d’aborder la question avec lui. Alors, maintenant, il voulait savoir. Il était serein, prêt au combat. La peur lui était étrangère. A ses côtés, certains pleuraient, d’autres parlaient tout haut, bien souvent à leur mère, d’autres encore priaient le bon dieu de les épargner. Et il y avait les résignés, ceux qui attendaient le coup de sifflet pour s’élancer, la peur au ventre.

Le capitaine regarda une nouvelle fois sa montre, l’heure approchait. Ce n’était pas compliqué à deviner, le feu s’intensifiait pour une dernière prestation. Comme au feu d’artifice, le final faisait de son mieux pour laisser une bonne impression. Sauf que là, il s’agissait de rassurer les gars. L’ennemi était à terre. Mais qui croyait encore ces sornettes. Depuis le temps, les soldats savaient de quoi il en retournait, c’était à eux de faire le sale boulot. Les obus n’avaient pas atteint leur objectif, avec un peu de chance, ils avaient réduit au silence quelques mitrailleuses, éliminé une poignée de combattants. Mais le plus dur restait à faire. Cent mètres à découvert à crapahuter dans la pierraille, offerts comme des lapins au chasseur embusqué.

Puis l’image de Charles lui revint en mémoire suivie de celle de son emplacement laissé vide le temps qu’on apporte un autre soldat en piteux état. Lucas était venu avec un paquet de clopes tout neuf, négocié avec « le Turc » contre du chocolat de guerre. Il avait écarté le rideau, remonté la salle d’un pas tranquille. Puis un pressentiment, un mauvais pressentiment. Puis l’emplacement, un carré de terre battue, vide. Tout d’abord, il était revenu sur ses pas, pensant s’être trompé de campement, c’est là qu’il avait croisé Sophie, l’infirmière. « Votre ami est mort d’une septicémie, il n’est plus là, ça sert à rien de traîner ici à part pour attraper le typhus ou la dysenterie ! Allez déguerpissez vite fait avant la venue de l’infirmière en chef ! » Elle l’avait repoussé doucement, mais fermement, en direction de la sortie et il s’était retrouvé comme un crétin avec son paquet de clopes à la main.

- C’est pour bientôt capitaine, hurla un soldat juste un peu plus loin.

- On y est, que chacun se prépare, s’écria le capitaine.

Il remonta le boyau en courbant les épaules, tous s’engagèrent à la file indienne. Les derniers pas se feraient à portée de tir de l’ennemi, il fallait agir vite. Le capitaine porta la main à son sifflet, mais n’eut pas le temps de souffler dedans, la tête déchiquetée par la mitraille, le corps s’affala en arrière. Sans réfléchir, Lucas ramassa le sifflet, siffla autant qu’il put. Il enjamba le talus qui finissait la tranchée et s’élança, fusil en avant. Les hommes restèrent un moment comme figés, puis ce fut un long hurlement précédent la folie des soldats qui à leur tour s’élancèrent dans la poussière. Les balles arrachaient les membres, ou bien percutaient de plein fouet, les obus soulevaient des immensités poussiéreuses que le vent animait d’un mouvement dansant. Puis ce fut le tour des Ottomans de sortir de leur trou, ils se jetèrent sur leurs ennemis avec rage. Ils étaient chez eux et on venait prendre leur terre. Au cri d’Allah, ils se déversèrent en vagues successives. Le choc fut terrible et sans merci.

La dernière vision de Lucas fut un cheval, lancé au galop. Un homme grand et beau, suivi par d’autres, sabrait les ennemis. Les têtes tombaient, les balles sifflaient autour du cavalier, mais rien ne l’arrêtait. Il hurlait des mots que Lucas ne comprenait pas, des mots qui lui étaient destinés, du moins, c’était ce qu’il croyait. La douleur fut terrible. Lucas aurait voulu voir encore une fois ce cavalier, lui parler, lui demander si la malédiction existait vraiment. Mais il n’en eut pas le temps.

vent fort : épisode 24